C’est un propos sur lequel je reviens assez souvent, que l’expérience et la pratique m’ont fait adopter : ce que nous appelons parfum antique est quelque chose de toujours vivant dans les sociétés traditionnelles, ce qui me pousse à le considérer non comme le parfum antique mais le parfum traditionnel. En effet, ce que nous considérons comme le parfum des Anciens – car il était utilisé dans l’Antiquité, et avec lequel nous nous sentons tellement en décalage temporel – est en réalité celui que nous utiliserions encore si, à partir de la fin du XIX ème siècle, la chimie n’était venue remplacer les molécules odorantes au nombre de centaines dans une matière première naturelle par d’autres molécules moins complexes qui en imitent l’odeur.
Depuis, nous nous y sommes habitués et c’est devenu une culture telle que nous sommes capables de dire qu’un parfum sent un ingrédient qui n’y est pas du tout mais qu’on nous a appris aussi à reconnaître pour tel et qui de fait, lui ressemble un peu. Pourtant, si on remonte un peu en arrière, juste au XVIII ème siècle, on trouve des livres de pharmacie contenant des recettes de parfums aux ingrédients encore naturels et qu’on peut reconnaître comme étant celles des médecins de l’Antiquité, notées dès le I er siècle. Du I er au XVIII ème siècle, on peut vraiment parler d’une belle longévité.
Certes, ça ne s’est pas passé de façon aussi idéale, et après une éclipse dans laquelle les livres antiques furent perdus au nom du christianisme triomphant, on a fini par les faire revenir d’Orient où ils s’étaient réfugiés. Entre temps, la distillation est passée par là, mais avec la fugacité d’un parfum volatil dont l’alcool s’évapore, un parfum sec ou une boule parfumée d’ambre, de storax, de civette ou d’iris tels que ça existait pour parfumer gants et pomandiers, étaient bien plus durables dans le temps même si plus légers et discrets à la première rencontre.
Le parfum traditionnel, c’est une culture; celle dont il faut se déprendre : la chimique, – qui est répandue parce que souvent bon marché mais qui n’est pas si universelle – et celle qu’il faut découvrir, la naturelle et qui fait nos parfums initiaux, originels, dont les racines sont la Terre depuis l’aube de l’humanité – sous des formes parfois si inattendues comme une racine longue au séchage ou du vomi de cachalot.
En soi, puisque cette culture est locale, puisque nous n’avons pas la même culture du parfum selon que nous sommes européens, africains, asiatiques, etc..et ce jusqu’à des raffinements très spécialisés – comme pour toute culture ancienne -, elle est malgré tout universelle. Partout, en effet, on a employé et on a eu du goût pour ce qui poussait à proximité, ou ce que l’histoire des échanges commerciaux nous avait permis de découvrir de senteurs exotiques attisant le désir, les rêves de luxe et ouvrant les voies commerciales au trafic bien organisé comme les célèbres routes de l’encens. Un goût encore sublimé par la culture poétique et religieuse, le parfum servant autant les désirs amoureux que les dévotions aux dieux.
En effet, la poésie antique, la Torah, la Bible de Jérusalem comme les descriptions de jardins au Moyen-Age foisonnent d’évocations parfumées, d’images olfactives, de métaphores odorantes et amoureuses, particulièrement dans le Cantique des cantiques mais aussi dans la mythologie grecque. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Même dans l’invention d’un parfum chimique, le plus grand critère de réussite est d’être parvenu à imiter un ingrédient naturel, qui reste la référence incontestée même si, dans la réalité de nos perceptions, nous pouvons en être bien plus déconnectés que ce que nous pensions. Une femme qui sent la vanille fait peut-être rêver, mais qu’en est-il si on nous dit qu’elle sent la vanilline ( Vanille et Vanilline de synthèse ) ?
Dans les poésies omanaises, algériennes contemporaines mais traditionnelles, on évoque toujours l’encens, la rose, les épices comme au Moyen-Age on réunissait dans un même jardin des espèces inconciliables dans la nature mais que le goût, la culture et l’imagination avaient réunies : le nard, la myrrhe, le cèdre, l’encens, la cannelle..
Les parfums dits anciens, on les retrouve encore actuellement dans les préparations traditionnelles : colliers de perles parfumées artisanales de traditions algérienne, malienne, sénégalaise, les malas et bracelets de bois de santal, ou de oudh de la tradition asiatique, les rosaires de pétales de roses compressées de la tradition catholique. On les retrouve aussi dans les encens destinés à parfumer les vêtements, un peu partout en Afrique, au Moyen-Orient, en brut, ou transformés par une culture du parfum qui ne s’est pas reniée et cumule tout son savoir – des matières premières naturelles aux derniers parfums à la mode mêlés dans des créations nouvelles – dans des thiourayes et bakhoor.
On les retrouve également au Japon, qui préfère les senteurs naturelles et les belles matières premières – bois d’agar, de santal, de cèdre du Japon – dont il fait brûler le parfum délicat dans les tissus précieux ou tout simplement en les rangeant dans des meubles de bois parfumé. Quand j’étais étudiante, j’avais une amie japonaise qui rangeait ses mouchoirs dans un petit meuble en bois de santal pour qu’ils aient ce parfum. Autrefois, ça n’avait pas grand sens pour moi. Mais aujourd’hui que je travaille les senteurs antiques et traditionnelles, non seulement je le sais, mais cette façon qu’a le bois de santal de dégager son parfum me la rappelle, elle et l’appartement qui s’était imprégné de l’odeur naturelle du bois brut.
Ces expériences vous paraissent étrangères ?
A moi aussi, avant, cela faisait ça. Maintenant, elles parlent le même langage que les diapasmas, les encens antiques, les fumigations et kyphis que je propose dans ma boutique. Et vous le voyez, ce n’est pas un bond spatio-temporel qui a été fait mais un bond culturel dans les mentalités. Ce qui me fait dire ça ? On a essayé d’imposer les parfums chimiques aux Japonais. Mais on ignore pourquoi ils n’en ont pas voulu et sont restés au bois d’agar, au cèdre, santal et à l’huile de camélia.
Enfin, on ignore pourquoi…En vérité, on le sait !
(Photo à la Une : Parfum sec de roses, recette grecque ancienne; poudre junko du Japon multi-usage comme les parfums secs de l’Antiquité et toujours en usage comme déodorant et pour parfumer les kimonos; gowe, souchet qui sert de base à de multiples parfums africains )
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